Elle courait dans le brouillard, les pattes déchiquetées par le goudron. Le froid l'assaillait, mais elle devait continuer, elle devait... Chercher... Mais qui ? Qui cherchait-elle ainsi avec désespoir ? La féline eut l'impression qu'un nom se formait sur ses babines, mais elle ne parvenait pas à le prononcer. Enfin, elle s'arrêta, haletante, tremblante les yeux fous et leva la tête vers le ciel. Les étoiles étaient masquées par le brouillard.  Alors, dans le froid glacial, elle hurla à la mort, un son si déchirant que ceux près d'elle – car il y avait des ombres à ses côtés – se pétrifièrent de surprise. Et le nom passa ses lèvres. « Brouillard Sombre ! »

Cœur Délavé s'éveilla en sursaut, perturbée. Elle avait encore fait un cauchemar... Mais à quel propos ? Sa mémoire lui échappa. La petite chatte se leva paresseusement et s'étira de tout son long, manquant de bousculer Rivage Lointain. Le matou au pelage roux clair dormait encore, enroulé sur lui même. Curly sourit. Elle l'aimait bien. En sortant de la tanière, elle fut assaillie par la chaleur déjà présente malgré le soleil à peine levé, et poussa un long soupir. Encore une chaleur intense sous la Sphère... La Guerrière se dirigea vers le Tas de Gibier où elle piqua une souris pour se caler. Elle n'avait jamais très faim le matin.

Le début de matinée se déroula sans encombre : une petite sortie du côté de la Foret Aride avec Rivage Lointain – qui était enfin levé ! - leur permit de ramener deux mulots et une souris, puis elle fit une petite patrouille le long de la frontière avec l'Ombre. Ce fut vers le début de l'après-midi, alors que le soleil avait depuis quelques temps atteint son zénith, que Cœur Délavé décida qu'elle était fatiguée. Il faisait une chaleur torride, elle avait chassé et couru pendant plusieurs heures, et à présent, elle rêvait d'une bonne sieste.

D'un pas lent, la jolie féline flâna jusqu'au Lac. Elle adorait cet endroit depuis le jour où elle l'avait découvert. Avec calme, elle s'assit un instant au bord de l'eau, admirant les reflets féeriques des eaux et les éclats scintillants provoqués par les poissons qui nageaient juste sous la surface. Curly admira quelques instant la beauté du paysage autour d'elle. Un léger souffle de vent agitait les herbes sur la rive, et quelques vaguelettes venaient se briser aux pattes de la Guerrière tigrée, qui finit par bailler paisiblement, avant de se diriger vers un buisson tout proche, dans l'intention évidente de faire un petit somme.

Après avoir tourné quelques instants pour bien tasser le matelas de feuilles, Cœur Délavé se coucha, le regard toujours posé sur la berge toute proche. Le bruissement des herbes l'apaisait, et entre l'ombre et la chaleur, elle aurait pu s'endormir... Si des voix ne l'avaient pas faite sursauter. En effet, une femelle s'approchait de la rive avec ses petits. Rapidement, Curly reconnut Caresse Hivernale, son ancienne apprentie, récemment devenue mère de deux chatons, un mâle tigré et une petite grise. Sans vraiment savoir pourquoi, la plus âgée se trouva happée par le spectacle des deux adorables boules de poils qui jouaient au soleil.

Les chatons culbutaient, se jetaient l'un sur l'autre dans un simulacre de bagarre tandis que Caresse Hivernale les couvait du regard. Bientôt, ils furent fatigué de leur jeux et revinrent se blottir contre leur mère, qui en profita pour les couvrir de léchouilles tendres en ronronnant. Cœur Délavé sentit son cœur se serrer, et sa respiration devint difficile. « Pourquoi est ce que je pleure ? » songea-t-elle, surprise. Mais déjà, la plus jeune se relevait et repartait vers la Pouponnière, suivie par les futurs Guerriers.

Le regard de Curly était comme attiré par cette perspective, et elle ne put s'empêcher d'éprouver l'envie ridicule d'avoir, elle aussi, des chatons. À quoi pourraient-ils ressembler ? À l'instant où cette question lui traversa l'esprit, elle se plia en deux, une pointe de glace au creux des reins. La féline haleta, les yeux écarquillés sous le choc. Un flash-back lui revint soudain. Deux petites formes, une gris pâle tigrée et une gris foncé, blotties contre son flanc qu'ils pétrissaient tout en tétant. Cœur Délavé secoua la tête. Non, ce n'était pas possible. Ces souvenirs... Elle ne voulait pas qu'ils reviennent. Elle avait beau ne pas savoir ce qu'ils concernaient, elle savait que si elle les avait oubliés, c'était pour une bonne raison.

La Guerrière se releva, vacillante, tentant d'effacer ce qui lui revenait inexorablement. Mais alors qu'elle sortait de son buisson, elle entrevit Caresse Hivernale, et un nouveau flask-back lui vrilla les tympan. Elle, en train de hurler, au centre d'une foule de chats qui la regardaient avec un air de pitié. Elle cherchait, mais quoi, ou plutôt qui ? Un nom lui apparut, comme un coup de griffe dans l'estomac. Et avec ce nom, un petit minois gris pâle, avec deux yeux jaunes pétillants. Boule de Musique.