Ce matin là il fait gris, j'ai très peu dormis. Comment le pourrais-je alors que le monde s'effondre. Je le dis à chaque fois, mais c'est la seule chose que je peux percevoir, ça et le gris de mes paupières closes. Paupières, j'ai appris ce mot il y a quelques heures, une voix est venue demander à ma mère de bien nous nettoyer les paupières, pour que nous ouvrions plus facilement les yeux. Je ne sais pas ce que sont des yeux, mais je sais que les paupières se trouvent sur ma tête et ma tête, c'est ce sur quoi je suis tombé lorsque je suis né. Je sais que c'est une tête, parce que ma mère l'as dit à la voix du chat qui conseil de nettoyer les paupières. Elle a dit "Peut-être que c'est parce qu'il est tombé sur la tête lors de sa naissance, c'est peut-être pour cela qu'il crie tout le temps."

Ces mots ne sonnaient pas très bien lorsque j'y pense. Il y avait de la peur dedans. La peur je connais depuis longtemps aussi. C'est une des choses que savais avant d'être né. Il y en a des centaines d'autres. Mais rien en ce qui concerne les yeux, c'est assez préoccupant. Je me recroqueville. Il y a encore cette voix. Ce n'est pas celle du chat qui donne des conseils, ni celle de ma mère, ce n'est peut-être même pas une voix de chat. C'est un son effrayant, comme chargé de toute la douleur du monde noir. Le monde noir, c'est ce qu'il y a de l'autre côté de mes paupières. Je l'appelle ainsi, mais je sais bien qu'il est en couleurs. Je ne sais pas pourquoi je le sais, j'en suis persuadé. Peut-être parce que des fois, lorsque le monde me fait tomber alors qu'il se dérobe sous mes pattes, lorsque je me retrouve sur le dos sans aucun endroit où enfouir mon corps, il y a une lumière qui vient de haut et qui éclaire mes paupières d'une couleur de sang. Mais je ne fait pas attention aux couleurs, le monde tombe, vieillis, se meurt, tout autour de moi bouge, se transforme, disparaît, que valent les couleurs lorsque tant de choses s'effondrent ?

Je suis tombé sur la tête, et c'est pour cela que je suis fou. Non... je veux bien les laisser croire que c'est à cause de ça, mais je sais que c'est beaucoup plus vieux que ma naissance. Je ne peux rien y faire.

A côté de moi, Petit Espoir, mon frère commence à remuer. C'est un veinard, lui, tout le monde a sut tout de suite qu'il était un mâle, idem pour ma sœur, qui est bien une femelle. Ne me demandez pas ce que ça veut dire, je n'en ai aucune idée. En tout cas, moi, il a fallut attendre avant qu'on me classe dans la catégorie mâle et je sens bien que ce n'est pas une excellente chose.

Tout à coup, je reçois un coup de patte violent qui me fait basculer sur le côté. Pas encore ! Mes griffes se détachent du sol, je roule. Le monde tourne encore, il ne faut pas longtemps pour que je me retrouve sur le dos. Je m'apprête à crier, mais je me retiens soudain. Il y a un problème. D'habitude, lorsque je glisse, j'entends un frottement, ma mère s'agite pour me rattraper le plus vite possible et me remettre sur mes pattes. Cette fois je n'entends rien, juste une respiration profonde. Je comprends qu'elle dort et que si je crie je la réveillerais, je réveillerais aussi mon frère et ma sœur et ils se mettront à crier eux aussi et ma mère m'en voudras. Alors je ne dis rien, je ne les réveille pas.

Sur le dos, je sens bien que mon rythme cardiaque est anormal. Le sang pulse dans ma tête. J'écoute les battements trop rapides de mon cœur. Il ne se calme jamais, comme le monde noir. A travers mes paupières, il n'y a toujours que du gris. J'entends des bruits, des chants. Des siffleurs dans les arbres qui s'appellent les uns les autres dans un gazouillis doux. J'entends les créatures sous terre qui s'agitent. Elles ont trouvés un bon moyen d'échapper à la vitesse du sol. Et puis, plus loin, très loin, la pierre qui se fend, le sable qui se forme et le chant infini autour de moi. Je veux pleurer, tout est si proche et si loin. Je me sens si impuissant. Je sens que je vais craquer, que je vais recommencer à hurler. Ce n'est pas ma faute non ? Je suis si petit dans ce monde énorme, il est normal d'avoir peur n'est ce pas ? Et puis la couleur change à travers mes paupières, le gris deviens plus clair.

Je sens quelque chose, une douceur immense qui m'apaise. J'ai l'impression que le sol bouge de façon moins chaotique. Il se passe quelque chose au-dessus de ma tête que je n'avais pas perçu à cause de tout le reste. Je sens que c'est là, que j'ai juste à côté, le secret pour comprendre toutes ces choses qui n'ont aucun sens. Mais c'est si loin... je ne peux pas l'entendre.

Mes paupières bouges, se décollent. C'est étrange... j'ignorait qu'elles le pouvaient. Mais après tout, le chats des conseils n'avaient-ils pas dis de les laver pour que nos yeux s'ouvrent facilement ? Mon coeur rate un battement, tout mon être est tendu vers cet effort. Les yeux sont derrière les paupières, je dois les ouvrir. Elles trembles, résistent, je perds espoir. Non, je dois continuer. Je sens l'instant au-dessus de ma tête, l'instant qui me regarde et que je ne dois pas manquer. Il faut que j'ouvre les yeux pour lui, j'y arrive...

Un flot de lumière m'éblouis. Tout est blanc-gris et vert. Jaune, doré, argent, rouge aussi. Je sens mon souffle se précipiter. Je ne vois pas, il y a un toit. Quelque chose qui me sépare de ce que je voulais tant voir. Il y a un dôme vert qui fait le bruit des feuillages des arbres. Je suis dans un buisson, je ne verrais rien. Mes yeux se plissent, ma vue est trouble. Tout est flou. Tout ça pour rien, pour une image sans contours. Comme si le monde ne partait pas assez dans tous les sens. Je me concentre, c'est difficile, ma tête me fait mal à cause de la lumière, mais je continue à me concentrer. Je dois voir ou j'en mourrais. Le feuillage se précise, il est si opaque. Pourtant, à travers, la lumière s'infiltre, elle est de plus en plus éclatante à chaque instant, elle se pare d'or et de chaleur. Le vert s'illumine tout autour. Ce sont les premières lueurs du jour. Je les regardes. Sur le dos. Je regarde le soleil en face avec ce mur entre nous. Une chaleur inconnue réchauffe mon pelage là où la lumière le touche. Je ne le vois pas, mais les tâches rousses dans ma fourrure noire s'embrasent des couleurs du feu. Mes yeux sont encore gris, mais ils se gavent de soleil, ils veulent en voler l'or, ils deviendront ambrés.

Le soleil s'effacent, ses rayons sont moins intenses. Il est partit ailleurs, il va éclairer le reste du monde noir. Je reste seul, les larmes aux yeux à cause de n'avoir pas cligné. Je les chassent d'un battement de paupière. Je les contrôles maintenant, ces deux prisons qui retenaient mon regard captif. Une barrière est tombée, mais il reste celle du mur végétal, celle qui ne m'a laissé qu'entrevoir. Je pousse un profond soupir. Qu'importe si quelqu'un m'entends et se réveille. Ce n'était que mon premier lever de soleil, le premier jour vu par la nuit.

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