La peur au ventre, Nuage de Vérité se rendit à la Tannière du Guérisseur.
Quelques instants auparavant, Nuage de Lune l'avait priée de l'y rejoindre, avec dans la voix une note angoissée qui ne présageait rien de bon. La jeune mère savait ce qui l'attendait, elle s'y était préparée ; mais, le fatal moment venu, elle sentait tout son courage de Reine s'effondrer sous le poids d'un désespoir profond.

Petit Comète, étendue sur une litière d'herbes sèches, ahanait avec peine, ses petites pattes raidies tressautant au rythme des convulsions qui agitaient ce léger corps supplicié. Un épais mucus souillait sa truffe, que personne n'avait prit la peine de nettoyer, comme en geste de résignation devant l'inévitable.
La gorge prise dans un étau glacé, Nuage de Vérité s'assit doucement à côté de sa fille mourante. Elle ne sut que dire, pétrifiée devant l'indicible horreur d'une si jeune vie lentement éteinte. Le pelage roux et blanc de son bébé la renvoyait, en pensée, à Comète, à qui il était au moins épargné le spectacle de l'agonie de sa fille. Clan des Etoiles, se dit-elle non sans humour, car elle avait piqué l'expression aux Guerriers du Tonnerre ; Clan des Etoiles, elle n'avait jamais autant haï ce lâche qui la laissait seule au pire moment de son existence.

Nuage de Lune toussota à côté d'elle. Sa mère adoptive lui lança un long regard douloureux, seul à même d'exprimer ce qui se déchirait en elle. Les deux femelles se regardèrent avec, dans les yeux, la même peine. Puis Nuage de Vérité prit la parole.

- Est-ce qu'... elle en a pour longtemps, encore?

Nuage de Vérité écouta d'une oreille distraite les recommandations de Nuage de Lune. Elle savait bien qu'il ne fallait pas qu'elle s'approche de sa fille. Déjà, lors de son long déclin, elle s'était abstenu de lui prodiguer les caresses nécessaires à tout chaton malade. N'eut été son autre fils, elle se serait jetée sur Petite Comète, l'aurait serrée contre elle et léchée à en perdre la langue jusqu'à son dernier souffle. Il ne devrait pas être permis de séparer ainsi une mère de son chaton mourant. Mais Boule d'Espoir, lui, était bien vivant. Il fallait qu'elle reste en forme pour pouvoir s'occuper de lui. Elle ne priverait pas, par son égoïsme, son dernier petit de sa mère. Et puis, qui savait où était Petite Nuit? Il reviendrait un jour, il l'avait promit à Nuage de Lune, et ce jour-là, il faudrait qu'elle soit là pour l'accueillir.

Un râle à peine distinct résonna à ses oreilles avec la force d'un gong. Considérant le tas de poils roux et blanc, elle demanda à Nuage de Lune: "Je veux bien que nous l'enterrions ensemble. N'y a-t-il pas un moyen d'abréger ses souffrances?" Et les siennes au passage. Petite Comète allait mourir, c'était inéluctable. Devrait-elle regarder jusqu'au bout? Quelle punition avait-elle mérité pour que tout ce qu'elle construise tombe en morceau sous ses pattes? La jeune mère reprit amèrement: "Je dois être maudite. Les fautes de mes ancêtres retombent sur mon dos et sur ceux de ma descendance. Ce soir, je veux que tu te réjouisses de n'être pas de mon sang."

Nuage de Vérité regarda d'un oeil mort Nuage de Lune répandre de la lavande sur le sol. L'odeur douce de la plante se mit à flotter dans le creux, se mêlant à celle de la mort d'une façon atroce. Frissonante, la  Reine comprit que ces préparatifs indiquaient la fin imminente de Petite Comète. Son crâne se mit à vibrer comme à la réception d'un coup violent ; elle pouvait presque en décrire l'impact, mais ne ressentait aucune douleur. D'un petit pas, elle s'approcha du chaton mourant aussi près que lui permettaient l'affreuse odeur et la peur de la maladie. Le corps roux et blanc palpitait faiblement. Le coeur gros, elle pensa aux nombreux moments qu'elle avait partagé avec sa fille. Sa naissance dans la douleur, la joie qu'elle avait ressenti en reconnaissant le pelage de son aimé ; l'allaitement, les chahuts des trois petits, ses longs câlins avec elle, le bonheur de les voir grandir tous les trois, la consolation qu'elle avait été quand avait disparu Petite Nuit, leurs nuits ensemble, enroulés dans les pattes des uns des autres. Elle était si proche de devenir Apprentie. Une maladie d'hiver, et tout était ruiné. Une vie partie en fumée. Nuage de Vérité ne verrait pas grandir sa fille.

À cet instant, la Reine eut si envie de se jeter sur elle, de l'entourer de ses pattes, de la serrer jusqu'à inverser le jour maudit de sa naissance et la faire rentrer en elle, à l'abri, que ses muscles se tendirent seuls, et elle failli se retrouver contre le corps vicié de Petite Comète. L'effort que coûta de rester impassible, à distance respectueuse, la déchira intérieurement, et elle sentit une plainte sourde monter du coeur de ses entrailles. Elle avait la sensation d'être une mère immonde, capable de laisser sa fille seule face à la mort. Elle mourait d'envie de la lécher de fond en comble, de la rassurer et de lui donner sa chaleur. N'y tenant plus, elle se mit à souffler: 
"Pardonne-moi mon amour, pardonne-moi... Je t'aime, tu sais que je t'aime ma chérie, mais je ne peux pas t'accompagner, je dois veiller sur ton frère... Tout sera bien terminée, mon amour. Tu ne souffriras plus. Je te le promets. Je t'aime je t'aime je t'aime, souviens-toi que je t'aime, Petite Comète, ne m'oublie pas, je ne t'oublierai jamais je te le jure, pardonne-moi, ô, je voudrais tant être près de toi..."
Elle continua ainsi à débiter un flot de paroles incohérentes, comme si, ne pouvant bercer physiquement sa fille, elle devait combler ce vide par les mots. Elle parla longtemps. Puis, elle se tut, et fixa à nouveau le visage de Petite Comète. Un temps, il lui sembla qu'une paupière, entrouverte, laissait filer le regard du chaton. Mais, trop vite, celle-ci hoqueta, une dernière respiration rauque lui secoua le flanc, et le fil de sa vie se brisa.

Nuage de Vérité contempla d'un air stupide le corps de sa fille. Voilà, c'était fait. La petite était morte. Humant l'air, elle tenta de percevoir quelque-chose comme son âme s'envolant vers les fameuses Etoiles. Mais, n'en déplaise à Nuage de Lune, elle ne sentait rien. La petite chose était un instant pleine de vie ; elle ne l'était plus. Qu'y avait-il à dire d'autre?
Elle se sentait à la fois soulagée que tout cela soit enfin fini, et atrocement coupable de ne pas en ressentir plus de douleur. Tout ce que son coeur comptait de détresse maternelle avait été épuisé dans les derniers instants de l'agonie. Maintenant que Petite Comète n'était plus, il fallait penser au futur. À Boule d'Espoir, à Petite Nuit s'il vivait encore... Mettre en sécurité son rouquin, chez son père peut-être? Annoncer à celui-ci la douloureuse nouvelle, et puis ensuite, elle aviserait...

Parfois, Nuage de Vérité oubliait que Nuage de Lune était elle aussi sa fille adoptive. L'apprentie Guérisseuse ne risquait-elle pas de tomber malade, à cotoyer tous ces cadavres? Elle faillit lui poser la question, mais comprit qu'elle n'aurait rien à dire en cas de réponse affirmative. Le destin de l'apprentie ne regardait qu'elle.
Elle accueillit avec grattitude sa proposition. Peut-être aurait-elle dû s'inquiéter pour Nuage de Lune, mais la chair de sa chair passait avant, et sûrement la noiraude l'avait-elle deviné.

Se levant, elle considéra une dernière fois le corps de Petite Comète. Une douleur lancinante, telle une plaie à vif, commençait à s'ouvrir en elle, et Nuage de Vérité comprit qu'elle ne disparaîtrait jamais, que jusqu'à la fin elle porterait le deuil de son chaton, et de tout l'amour qu'elle n'avait pas pu lui donner à temps. Jamais assez d'amour. On ne s'en rend compte que lorsque les autres meurent.
Plus de regards en arrière, maintenant. Il ne servait à rien de contempler plus longtemps. Se donner une bonne conscience, peut-être? Pas le temps. Le temps fuyait, le capital de vie fondait sans cesse, et il fallait protéger et aimer ceux qui restaient, eux en priorité.

Sortant de la tannière, Nuage de Vérité donna un coup de langue à l'oreille de Nuage de Lune. La jeune chatte avait beau n'être pas de son sang, toutes deux avait un certain lien, dû à l'affection et la sécurité qu'elle lui avait donné quand la noiraude était encore chaton. Nuage de Vérité lui était reconnaissante de ce qu'elle avait fait cette nuit, et tenait à le lui faire savoir.